L’atelier des Ets Gaillard


En 1930, un atelier de créosotage de poteaux télégraphiques et de traverses de chemin de fer s’installe au nord de la gare. L’activité va durer jusqu’à la guerre. En mai 1940, il est racheté par le ministère de la Défense Nationale pour en faire un centre de stockage. Après la guerre, le site est mis à la disposition de l’armée pour l’installation du camp militaire du génie.
Cet article est le sixième volet des petites industries d’Angoulins.

ℹ️ Lire aussi : le camp militaire du génie


Le créosotage, quésaco ?

Il s’agit d’une technique d’imprégnation dans le bois d’un goudron, la créosote, pour le rendre imputrescible. Cette substance est le nom donné à plusieurs sortes d’huiles extraites de goudrons (de bois ou de charbon ou d’une plante) qui sont des composés complexes.

  • L’huile de créosote produite à partir d’un arbuste : le créosotier, autrefois utilisée comme médicament.
  • La créosote de bois, matière goudronneuse et malodorante s’accumulant dans les cheminées de chauffage au bois et qui fut produite industriellement.
  • La créosote de goudrons de houille, découverte par le chimiste allemand Karl von Reichenbach. Elle a été largement la plus utilisée dans le monde. Longtemps autorisée comme pesticide (conservateur du bois antifongique, antimousse et insecticide), cette créosote sera celle utilisée à Angoulins.

Source Wikipédia

On se souvient tous de cette odeur de goudron émanant de ces traverses de chemin de fer, surtout par grande chaleur.

1927, achats des terrains

La Compagnie Françaises des Etablissements Gaillard, dont le siège social est à Béziers (Hérault), souhaite créer un nouveau chantier du côté de La Rochelle. Le terrain idéal est celui qui sera à l’écart du village mais à proximité d’une voie ferrée. Cet idéal se trouve à Angoulins, derrière la gare, au lieu-dit Les Patarins.

Il faut maintenant s’entendre avec les nombreux propriétaires du coin. Quarante-deux parcelles sont concernées ! Au cours de l’année 1927, les négociations sont terminées. Reste à signer les quinze actes notariés et un chèque global de 182.160 francs, environ 124.000 euros de 2022.

Le tableau suivant montre les surfaces vendues par les familles angoulinoises. Le mardi 20 septembre 1927, il devait y avoir la queue chez Maître Billault, notaire d’Angoulins !

Acte duRéférence des parcelles venduesSuperficiePropriétaires vendeurs
15/10/1927A955p, 958p, 981p, 988p, 989, 990, 992, 993, 999, 1000, 1001, 100358956 m²Édouard Pigeonnier / Adéle Penisson
20/09/1927A953p, 954p, 959p, 960p, 961, 963p, 969p, 970, 971p, 973p7790 m²Alphonse Boucard / Lia Paillereau
20/09/1927A958p7080 m²Jean Senet / Madeleine Charpentier
20/09/1927A957p, 995, 9963399 m²Joseph Grasset / Edmond Grasset / Marcelle Grasset
20/09/1927A9863270 m²Henriette Bertin veuve Soule
20/09/1927A976p, 983p3233 m²Gabriel Lhoumeau / Elisa Brisson
20/09/1927A9843140 m²André Poniard / Eléonore Thibert
20/09/1927A985p, 9912923 m²Victor Dagnaud / Victoire Lhoumeau
20/09/1927A987p2091 m²Jean Thouméré / Louise Morin
20/09/1927A997, 998p1865 m²Pierre Lhoumeau / Hortense Carteau
20/09/1927A9941680 m²Jean Cardineau / Suzanne Poitu
20/09/1927A10021370 m²Ernestine Cardinaud Renaudeau / Olive Poniard Renaudeau
20/09/1927A974p1273 m²Delphine Delavaud veuve Champigny
20/09/1927A964p900 m²Jean Charlanne / Rose Lacroix
20/09/1927A956639 m²Elisabeth Verron veuve Grasset
TOTAL DES SURFACES VENDUES99609 m²soit 10 hectares.
J’ai classé les ventes par surface vendue.
Signification du « p » après le numéro de parcelle : sur le cadastre ancien, si une parcelle était vendue en 2 ou plusieurs morceaux, le numéro de parcelle ne changeait pas. Exemple : A955, d’une contenance de 200 m² est partagée en 2. On aura : A955p, contenance 100 m² et A955p, contenance 100 m², le p indiquant « partie de ».

La compagnie achète aussi une propriété
Le 6 avril 1929, la Compagnie achète à la famille Damour / Laplaine une propriété rue des Coquilles* composée de deux maisons, une grange, deux chais, un hangar, des écuries à chevaux et à vaches, une cour. Certainement de quoi loger le directeur et sa famille !
Prix payé : 35.000 francs, soit 23.000 euros de 2022.
Ce bien sera revendu le 27 septembre 1945 à la veuve (en secondes noces) du Commandant Eugène Lisiack, Marie Lefevre et Andrée Lisiack épouse de Jules Baux, la fille d’Eugène et Marie Villoutreix (1887-1916, épouse en premières noces). 5/6ème pour Marie et 1/6ème pour le couple Baux.
* Aujourd’hui, maison n°5 et n°7 (en très mauvais état) et la cour derrière dont la voie d’accès est entre ces deux maisons.

La Compagnie Française des Etablissements Gaillard

L’atelier d’Angoulins est l’un des nombreux que possède sur la France cette compagnie créée en 1909 par l’industriel héraultais Achille Gaillard (1859-1935).
Cette très grande entreprise a traversé le vingtième siècle. Son champ d’action est large : achat et exploitation de forêts, transformation des arbres en grumes, pieux, sciages, poteaux télégraphiques et électriques, traverses de chemin de fer, étais de mines, bois de pâte, piquets, bois de chauffage, treillage en bois, grillages, grilles et portails en métal… Ouf !
En 2006, la société est acquise par la Foncière Saint-Honoré, les deux fusionnent en 2007 et l’ensemble prend le nom de Bleeker.

Vers 1920, publicité des Etablissements Gaillard, fournisseurs des administrations et des plus grandes sociétés électriques du moment. Source internet

Mars 1930, l’autorisation préfectorale de l’atelier d’Angoulins

Ce 15 novembre 1929, sous couvert du grand patron Achille Gaillard, Marcel Poupon (1893-1976), originaire des Deux-Sèvres, ingénieur et directeur des ateliers de Saint-Florentin dans l’Yonne, sollicite de la Préfecture de La Rochelle une autorisation d’installer et d’exploiter un atelier de créosotage « en notre chantier d’Angoulins-sur-Mer ». Le Conseil d’Hygiène de la Charente-Inférieure ayant émis un avis favorable, le préfet, André Bouffard, signe l’arrêté d’exploitation le 18 mars 1930.

La première page de l’arrêté préfectoral du 18 mars 1930. Source AD17

Cette signature est assortie de conditions préalables à la mise en route de l’atelier :

  • Que les circuits de la créosote et son utilisation soient faits à l’aide d’appareils clos et étanches ;
  • Que les manipulations soient exclusivement mécaniques ;
  • Que les eaux utilisées soient épurées avant d’être rendues au sol ;
  • La créosote étant hautement inflammable, qu’une bande de terrain soit cultivée entre l’atelier et la gare afin de parer au danger d’incendie (étincelles venant des rails).

Les différents articles de l’arrêté insistent bien sur la mise en place des conditions énoncées ci-dessus. Les bâtiments seront construits en matériaux incombustibles. Toutes les mesures préconisées doivent être prises pour éviter les incendies (isolation des machines électriques, extincteurs, réserve de sable, nettoyage du terrain).
Le personnel dispose de douches et le site est gardé nuit et jour.

L’atelier de Saint-Florentin

Comme on l’a vu plus haut, l’autorisation d’exploitation a été sollicitée par Marcel Poupon, le directeur des ateliers de Saint-Florentin dans l’Yonne. Angoulins est le petit frère de ce grand centre de créosotage créé au début des années 1920.

Les anciens ateliers Gaillard de Saint-Florentin, route de Genève. Aujourd’hui, l’immense usine Gaillard Rondino (le nom a été conservé, c’est écrit derrière le poteau rouge) fabrique du mobilier urbain et des poteaux pour les télécoms. Source Google Maps et Géoportail
Entête d’un courrier de 1929 des établissements Gaillard, atelier de Saint-Florentin. Pour les poteaux et mâts, le sulfate de cuivre et le bichlorure de mercure ont été remplacés par la créosote de houille à l’atelier d’Angoulins. Source AD17

L’atelier d’Angoulins

1937, les ateliers Gaillard au nord de la gare d’Angoulins et la propriété acquise en avril 1929. Source IGN
1929, le plan déposé par les établissements Gaillard auprès de la Préfecture. Source AD17

Dans le dossier déposé à la Préfecture, L’ingénieur Marcel Poupon décrit précisément l’atelier. En voici le résumé.

1️⃣ Les bâtiments

Les bâtiments sont entièrement clos, construits en charpente métallique, couverts en tuiles en ciment et fermés par des murs en briques creuses avec des portes en tôle.

2️⃣ La source d’énergie

La force motrice nécessaire au fonctionnement du matériel est fournie par une machine fixe horizontale, commandant directement un alternateur calé sur son arbre. Les pompes de l’atelier sont commandées par des moteurs électriques. La vapeur nécessaire au fonctionnement de cette machine est fournie par deux chaudières. Elle sert également au réchauffage de la créosote à l’aide de serpentins installés dans toutes les cuves. Les gaz de la chaudière sont récupérés dans une cheminée et sont utilisés pour le réchauffage des étuves (température de 80° à 100° maximum).

3️⃣ Le processus de créosotage

La créosote arrive sur le chantier par wagons-citernes. Ils sont vidangés dès leur arrivée, la créosote étant emmagasinée dans les cuves à cet effet.

Avant de les introduire dans les cylindres, les poteaux sont introduits dans des étuves en maçonnerie afin de les sécher profondément sur toute leur longueur. Ensuite, le bois à traiter est introduit dans un cylindre autoclave en tôle d’acier. Les huit cuves à créosote nécessaire au remplissage des cylindres autoclaves sont placées en contrebas dans une fosse en béton. L’imprégnation débute par la base des poteaux dans un cylindre autoclave reposant sur deux tourillons (organe mécanique utilisé pour guider un mouvement de rotation). Des pompes permettent de faire le vide dans ces cylindres, de les remplir et de faire pénétrer la créosote dans le bois sous pression.

4️⃣Après l’imprégnation, le traitement des eaux

Les eaux résiduaires de l’atelier provenant des purges de serpentins et la créosote égouttant des bois à leur sortie de l’autoclave sont rassemblées dans une fosse de 672 m3 (21 m x 32 m, 1 m de profondeur) dans laquelle se déplace un chariot transbordeur. Cette fosse est entièrement bétonnée et étanche. Le fond est en pente vers un puisard dans lequel on puise le mélange d’eau et de créosote que l’on fait passer dans un filtre centrifuge qui sépare l’eau de la créosote par différence de densité. L’eau purifiée est alors dirigée par une canalisation en ciment enterrée vers une carrière de grande surface dont le fond est garni de scories (voir plan). Sur ces scories, l’eau se débarasse de ses dernières impuretés et retourne au sol parfaitement épurée.

Les poteaux et les traverses arrivés bruts sur le chantier sont, immédiatement après traitement, chargés sur wagons et expédiés.


Vers 1930. Une photo de la collection de Claude Torchon. Des ouvriers de l’atelier prennent la pose. Son père André est en haut, tout à gauche. Également présent, debout avec une pipe, Jacobus Roovers (1903-1990), une famille d’Angoulins bien connue.

1940, rachat par l’Etat, affectation au génie

Par deux décisions du ministre Edouard Daladier de mai et août 1939, l’atelier devient la propriété du Ministère de la Défense Nationale et de la Guerre le 10 mai 1940. Devant le Préfet de La Charente-Inférieure, François Pierre-Alype, un acte de vente est signé entre le Lieutenant-Colonel Froissart, chef militaire du génie de Bordeaux et Etienne Chichet, fondé de pouvoirs d’Achille Gaillard. L’atelier devient un centre de stockage affecté à l’armée.

Après la guerre, par décret du 19 juillet 1948, le centre de stockage est affecté au nouveau département des forces armées. Le camp militaire du génie va pouvoir s’installer.


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Documentation
Archives Départementales 17
Wikipédia, Géoportail et Remonter le temps
Collection Claude Torchon