La disette de 1811-1812


La rédaction de cet article s’inspire des recherches historiques personnelles de Jean Joguet, employé aux Archives Départementales (AD) de la Charente-Maritime de 1951 à 1961. Pendant ces dix années, il habitait Angoulins avec sa famille.
Jusqu’en 1984, les Archives étaient situées dans un très bel édifice, place du Maréchal Foch à La Rochelle, en face de la préfecture. Depuis, elles occupent un immeuble aux Minimes, rue François de Vaux-de-Foletier.

Cet ancien bâtiment des Archives est aujourd’hui le théâtre Verdière, annexe de La Coursive, scène nationale dédiée à la culture. L’archiviste paléographe François de Vaux-de-Foletier (1893-1988) fut le directeur des AD de 1919 à 1937.

Le théâtre Verdière, annexe de La Coursive. Photo Wikipédia
Qui était Jean Joguet ?

Cet article est l’occasion d’évoquer le souvenir de Jean Joguet, car il a grandement compté dans la vie de notre communauté les dix années passées à Angoulins.

Premier enfant d’une lignée de neuf, il voit le jour le 9 avril 1917 à Cheffois en Vendée. Ses grands-parents se chargent de son éducation.
Comme son oncle, Jean est voué à la prêtrise, mais une sévère tuberculose contractée à l’âge de 20 ans le rend fragile et l’empêche d’embrasser cette vocation. Il en gardera des séquelles. Il change de voie et part étudier la conservation des Archives à Paris. Son premier poste est commis d’archives aux AD de la Savoie à Chambéry.

En 1951, il épouse Jeannine Velut rencontrée quelques mois auparavant. Cette Saintongeaise est née en 1925 à Fontcouverte près de Saintes. Après leur mariage, Jean est nommé aux Archives de La Rochelle. Le couple emménage à Angoulins et loue une maison à la famille Babinet, à l’angle de l’avenue des Treuils et de la rue des Cinq Quartiers. Fervent catholique, Jean s’investit dans la vie de la paroisse. Il joue de l’orgue et écrit des articles historiques dans le bulletin de l’église, l’Écho des Sirènes. Le sujet en est principalement Angoulins et sa « petite » histoire.

La maison des Joguet entre 1951 et 1961. En arrière plan, la maison bourgeoise des Babinet. Image Google Street

Quatre enfants naissent de cette union. Mais, l’aîné décède prématurément. En 1961, la famille quitte notre village, car Jean est muté aux Archives de la Vendée. Ses chefs l’incitent à s’intéresser aux guerres de Vendée. Cependant, il préfère — comme à Angoulins — se plonger dans la petite histoire de son département natal. On ne change pas une passion viscérale ! En 1977, il prend une retraite méritée, qu’il met à profit pour peindre, lire, écouter de la musique et partager avec sa famille son amour de l’histoire.
Deux jours après son soixante-dixième anniversaire, Jean s’éteint le 11 avril 1987 à La Roche-sur-Yon, Jeannine le 17 novembre 2020 à Saint-Laurent-sur-Sèvres (85).

Jean Joguet, collection familiale

Le contexte historique de la disette

En ce début d’année 1811, l’optimisme est de mise sur la qualité des moissons à venir. Finalement, elles s’avèrent catastrophiques, car de violentes tempêtes ont affecté les plaines autour de Paris et dans le sud. La France du Premier Empire entre dans une profonde crise alimentaire. Dès le mois de juin, le prix des céréales ne cesse d’augmenter. Cette inflation accroît la crise industrielle et sociale. Il n’en faut pas plus pour voir apparaître le pillage des transports de blé et des émeutes sur les marchés, notamment à Caen en mars 1812 où la répression finie par des condamnations à mort.

Pour atténuer les effets de cette pénurie, Napoléon rattache au ministère de l’Intérieur le Conseil des Subsistances créé en 1793. Sa mission est de prendre en charge le ravitaillement de l’Empire. Le gouvernement constitue des stocks et distribue de la nourriture aux plus nécessiteux. Il impose la vente du blé uniquement sur les marchés et fixe son prix par l’intermédiaire des Préfets. Cette mainmise de l’administration créé une inquiétude. Conséquence, la confiance se perd et la pénurie s’aggrave : ce cercle vicieux contribue à l’envolée des prix alimentaires.

La situation à La Rochelle

L’Aunis, et donc Angoulins, n’échappe pas à cette crise. Comme on l’a vu, elle est due aux mauvaises conditions climatiques du printemps 1811. Comble de malchance, la bonne croissance des céréales est également contrariée par des maladies.

La surface des cultures n’aide pas à la résolution du problème. Autour de La Rochelle, elles n’ont rien de comparable avec celles d’aujourd’hui. Après la Révolution et jusqu’en 1875, année du phylloxéra, plus de 40% des parcelles de terre sont des vignes. Les vins de La Rochelle ont toujours eu une excellente réputation bien au-delà de la France, particulièrement dans le nord de l’Europe. Alors, quand une faible surface de production céréalière est touchée, la famine n’est pas loin.

Exemple, les besoins en froment de l’arrondissement de La Rochelle : ils étaient de 219 000 hectolitres (hl) pendant que la récolte n’en a produit que 43 700, soit un manque de 175 300. Pour l’ensemble de notre département, le déficit s’élève à 1 million de hl ! Et, ne comptons pas sur nos voisins, La Vendée, les Deux-Sèvres et La Vienne, englués dans la même panade. Cette grave pénurie a des conséquences inéluctables : les boulangers sont dans l’impossibilité d’acheter la céréale, contrairement aux spéculateurs dont la bonne fortune est assurée. L’année suivante, le blé vient aussi à manquer, les boulangers sont amenés à faire une farine de mauvaise qualité à base de fèves et de haricots.

À Angoulins, les stocks s’épuisent

En 1811, le maire d’Angoulins est François Elie Bérigaud (1761-1828), notaire. Le principal propriétaire foncier du village est Louis Arzac Seignette (1775-1825). Il possède le château (actuelle mairie), de nombreuses terres agricoles et des marais. Tous deux disposent de quoi nourrir les vignerons, les métayers et les domestiques. Mais, ils ne peuvent pas correctement approvisionner le boulanger du village. 1 625 kg d’une farine de très médiocre qualité lui sont tout de même apportés. Transformés en pains, ces stocks sont très largement insuffisants pour couvrir les besoins de la population.

Les habitants perdent des heures à faire la queue devant la boulangerie et à se disputer ces pains de mauvaise qualité. Un stock de sept hectolitres est découvert chez un villageois de Châtelaillon : il est saisi par les autorités et remis aussitôt au boulanger. Cette heureuse trouvaille permit d’assurer le ravitaillement jusqu’à la récolte de l’orge.

Les effets de la crise sur les décès

Je me suis intéressé au nombre des naissances et des décès de 1810 à 1814 dans l’État Civil d’Angoulins.

AnnéesNaissancesDécès
18103122
18113164
18122421
18133018
18142323
AD17 – État Civil d’Angoulins, naissances et décès – 2E10/4

Comme on peut le constater, le nombre de décès pour l’année 1811 est terrible : 64. Les trois quarts des défunts n’avaient pas encore atteint l’âge de cinq ans. Après les récoltes de 1812, paradoxalement une année de sécheresse, la situation redevient progressivement normale.

Du côté des villages voisins

Aytré est accablé

À Aytré, la situation est dramatique. Les 4/5 des habitants passent des journées entières devant les boulangeries de La Rochelle. Les maladies ruinent le village (31 décès en 1810, 92 en 1811 et 46 en 1812). Cette misérable commune est l’une des plus touchées de l’arrondissement de La Rochelle.

La Jarne n’est pas mieux lotie

Ce village est dans une situation aussi dramatique que ses voisines. Priorité est donnée à la nourriture des travailleurs. Le maire et les propriétaires ne peuvent faire plus, la population est désemparée. Les céréales manquent, en juin 1812, le four public n’a qu’un sac à cuire.

La paie des moissonneurs, Léon Lhermitte, 1882. Musée d’Orsay.
Ce tableau est remarquable. Il montre de façon émouvante le dur labeur des journaliers pour nourrir la population.

Après la disette

La disette de 1811/1812 n’est pas la première ni la dernière supportée par la population de l’Aunis et plus généralement de La France. En 1815, l’éruption du volcan Tombora (à 400 km à l’est de Java) apporta une baisse générale des températures à l’échelle de la planète et, par conséquence, les récoltes furent très mauvaises.

Mais, la météo n’est pas la seule cause de ces pénuries régulières. La production céréalière a toujours été médiocre à cause de la fragmentation des terres cultivées. Autre difficulté, les paysans ne possèdent pas les outils permettant d’augmenter les rendements. Ils sont équipés comme au Moyen Âge et ils n’ont pas encore pris la pleine mesure du séchage du grain, paramètre fondamental pour une production de qualité.

Grand organisateur de l’administration, l’empereur Napoléon décrète le stockage dans les boulangeries de sacs de farine. Pourtant, un simple calcul permet de constater qu’une nouvelle pénurie permettrait de tenir une semaine tout au plus. La lente modernisation des moyens de production contribuera à améliorer les rendements. Il faudra surtout attendre le développement des chemins de fer pour qu’une solidarité, entre les départements, les régions et les pays voisins, éloigne le spectre de la famine en France.

Juillet 2022, la moisson a été bonne. Ferme du Moulin de la Pierre. Photo personnelle

Documentation
Article de Jean Joguet, la disette de 1812, l’Écho des Sirènes, vers 1955.
Un grand merci à Louis-Marie Joguet pour l’évocation de la vie de son père Jean.
Internet pour l’histoire des disettes en France au XIXᵉ siècle.
Actes d’État Civil de la commune d’Angoulins, Archives Départementales de La Charente-Maritime.
Sur les émeutes de Caen, article de Wikipédia.